Dette et disparition…

La dette n'apporte pas de valeur ajoutée à une entreprise

Par Dominique Jacquet

 

 

La théorie financière ne cesse d’exprimer sa perplexité face au niveau optimal d’endettement des firmes.

 

Nous devons un apport considérable à MM. Modigliani et Miller qui ont démontré que, même si le créancier financier exigeait un rendement plus faible que l’actionnaire pour cause de risque, l’endettement n’apportait rien à la valeur de l’entreprise, si ce n’est un gain fiscal assez limité. Après ce coup de maître(s), la théorie s’est focalisée sur des aspects plus « managériaux ». Il est plus facile de convaincre un banquier qu’un actionnaire (la « hiérarchisation des financements », traduction française pompeuse du pecking order de Myers : l’ordre de picorage des gallinacées…). Lever de la dette montre sa confiance dans le futur (théorie du signal). La dette permet de contrôler les managers (théorie de l’agence).

 

Les marchés financiers sont les premiers « clients » de ces contributions théoriques qui, si elles présentent toutes des aspects informatifs très pertinents, laissent l’outil industriel et la stratégie de développement un peu au second plan.

 

Intéressons-nous à l’activité.

 

J’ai toujours essayé de convaincre mes auditeurs qu’il était fortement recommandé de ne pas prendre deux risques en même temps. Concrètement, ajouter un risque financier à un risque opérationnel. Par exemple, une firme qui se lance dans une croissance externe volontariste et prend le risque de ne pas réussir l’intégration de ses acquisitions et, par conséquent, de ne pas dégager les synergies anticipées, doit conserver une stratégie financière conservatrice. On n’empile pas un risque financier au-dessus d’un risque opérationnel.

 

La raison vient du fait que la dette place l’entreprise en position de vulnérabilité par rapport à ses concurrents, à un monde qui évolue de manière incontrôlée et imprédictible, à une rupture technologique, ou autres.

 

C’est un principe très simple, mais pas souvent appliqué.

 

Dans le film consacré à Lafarge (février 2020), j’ai repris la séquence d’acquisitions du groupe qui a été très réussie, notamment au Royaume-Uni, mais financée par l’endettement afin de limiter la dilution des actionnaires, un grand classique. Conséquence de l’endettement, les frais financiers en forte croissance, coûts fixes par excellence, ont réduit la capacité de réponse de la firme à une agression concurrentielle. La division Ciment du groupe Orascom a tenté de conquérir des parts de marché en lançant une guerre de prix, facteur déterminant pour l’acte d’achat dans un marché de commodités. Répondre à l’agression en ajustant les prix à la baisse a un impact direct sur le résultat d’exploitation. Les frais financiers constituent une limite à la baisse, donc la capacité de réaction de Lafarge a été limitée par leur augmentation, et la firme a répondu en achetant l’agresseur pour 8,6 milliards d’Euros, donc 6 milliards financés, à nouveau, par la dette financière, avec un deal signé en décembre 2007. La crise des subprimes a déjà débuté, même si le monde n’a pas encore subi le choc Lehman. Cet ultime financement par la dette, combiné à une crise économique violente, va conduire Lafarge à des cessions d’actifs, une augmentation de capital fortement dilutive, et la fusion avec Holcim en vue de « créer de la valeur actionnariale »… Les grands gagnants seront les vendeurs à découvert qui avaient parié sur la chute de cet emblème industriel.

 

La fusion sera annoncée « entre égaux », ce qui ne va pas faire illusion longtemps. Holcim va s’engager (promesse électorale ?) à conserver une partie des activités du siège social en France, puis va les fermer. Dernier acte de la tragédie : Lafarge abandonne sa cotation sur la Bourse de Paris le 30 décembre prochain. Comment disparaître en ne respectant pas une règle financière de bon sens…