Salariés ou investisseurs ?
Il faut se méfier d’affirmations définitives et éternelles dans un monde empreint d’incertitude et de changements
Par Dominique Jacquet
Dans le vidcast de ce mois de juin, j’évoque la spectaculaire mise en bourse de Snowflake qui valait 120 années de chiffre d’affaires à la fin de sa première journée de cotation, sans qu’il soit question de réaliser, à court terme, le moindre profit.
Depuis lors, le marché est devenu plus « sage » et la firme ne vaut plus « que » 20 années de revenus et 500 années d’EBITDA, sachant que les pertes d’exploitation représentent, en 2022, 41% des ventes. Nous voilà revenus dans une situation qualifiée de « normale »…
Ce qui me semble intéressant est l’empressement de la firme, dans sa communication financière, à expliquer que la véritable rentabilité de Snowflake ne s’observe pas dans son résultat comptable calculé et présenté suivant les normes en vigueur (GAAP), mais dans le résultat et le free cash-flow « non-GAAP ». Pourquoi « ajuster » les normes comptables ? Parce qu’elles ne reflètent pas la réalité économique de l’entreprise. Donc, pour que l’investisseur reçoive une information pertinente, il faut déroger à la Règle (GAAP) et produire des comptes hors normes (non-GAAP).
Deux ajustements sont présentés par Snowflake. Le premier correspond à l’amortissement d’actifs incorporels acquis, c’est un point technique qui peut se discuter. Le second est beaucoup plus « philosophique » : la société retire de ses charges d’exploitation l’octroi à ses employés-clés d’actions (Restricted Stock Units) et d’options sur actions (stock options).
Les autorités de régulation comptable affirment que ces rémunérations correspondent à une rémunération des employés et que, en tant que « quasi-salaires », elles doivent être traitées comptablement comme tels et apparaître en charges dans le compte de résultat.
Le débat est vif, pour ou contre la comptabilisation en charges.
L’argument en faveur de la comptabilisation est plutôt dicté par le bon sens et traduit une conception de l’employé d’une firme comme appartenant à la catégorie des parties prenantes et étant rémunéré pour sa contribution à l’activité. La nature de la rémunération importerait peu.
En fait, elle importe beaucoup.
La fameuse Théorie Positive de l’Agence nous a habitués aux discours qui présentent des salariés voraces et qui mettent en œuvre toute leur habileté pour détourner à leur profit le plus possible d’une richesse qui, en toute légitimité, reviendrait aux actionnaires. C’est une culture de conflit. Afin d’aligner les intérêts des managers (groupe élargi aux employés-clés) et des actionnaires, on imagine toutes sortes de contraintes. Par exemple, endetter la firme, c’est limiter la trésorerie confiée aux managers et dont ils feront certainement un usage douteux, comme lancer une acquisition coûteuse pour accroitre leur prestige au détriment de la création de valeur. Soyons honnête, il est clair que c’est arrivé… Alors, rémunérer les employés avec des RSU ou des options, c’est leur faire profiter de l’augmentation de la valeur des capitaux propres (société cotée ou non), donc faire converger leurs intérêts financiers avec ceux des actionnaires. L’outil est intellectuellement fondé sur le conflit, mais apparaît plus comme une motivation que comme une contrainte.
Je souhaite proposer une réflexion managériale et financière fondée sur une interprétation différente de la relation entre employés et actionnaires.
Supposons que l’on vous offre un emploi dans une société prometteuse, dont vous estimez que le management est de grande qualité, que les choix sont les bons et que le potentiel est immense. Vous êtes attirés par l’entreprise non seulement en tant que salarié, mais aussi en tant qu’investisseur. Comment investir ? Le salaire proposé est égal à 100 par semaine. Accepter d’avoir un salaire égal, par exemple, à 80 et recevoir des RSU ou options pour une valeur de 20, c’est équivalent à travailler du lundi au jeudi pour recevoir un revenu et vendredi pour investir dans la firme. Vous achetez une option (ou un RSU) en payant l’investissement par votre travail. C’est échanger du travail contre du capital et non pas « opposer » les deux acteurs économiques.
Lorsqu’une entreprise émet des Bons de Souscription d’Actions, les investisseurs paient un montant pour acheter le titre financier. Le prix payé apparaît au passif dans les capitaux propres et à l’actif dans la trésorerie. Il serait ridicule de comptabiliser l’achat de titres en charge dans le P&L. Lorsqu’un salarié, employé-clé de la firme, décide d’investir dans l’entreprise, pourquoi son investissement serait-il traité différemment ? Le titre apparaît dans les capitaux propres et l’impact positif sur la trésorerie se retrouve dans le non-paiement d’un salaire (en économisant une sortie de fonds).
Cette perspective ne présente pas une relation conflictuelle entre employés et actionnaires, mais au contraire montre que l’on peut être, dans sa propre démarche économique, à la fois salarié et investisseur. Cette perspective se construit dans un environnement de coopération entre les différents acteurs qui agissent dans un environnement privilégiant la collectivité à l’individu, la coopération au conflit, le jeu à somme positive au jeu à somme nulle et la confiance à la défiance.
Un article publié (mai 2003) dans la Harvard Business Review par d’éminents académiques, Zvi Bodie, Robert Kaplan et Robert Merton (Prix Nobel), porte avec force et une pointe d’agacement sa conclusion dans son titre : For the Last Time : Stock Options Are an Expense.
Une sorte de fin de l’Histoire, comme le suggérait, avec tant de justesse, Francis Fukuyama dans l’ouvrage qu’il publie en 1992 à la suite de la chute du mur de Berlin.
Cette affirmation n’est « vraie » que dans un contexte culturel bien précis, un contexte de conflit entre deux populations fortement clivées. D’autres interprétations et contextes peuvent aboutir à une réponse plus nuancée… et il faut se méfier d’affirmations définitives et éternelles dans un monde empreint d’incertitude et de changements.