Capital et création de valeur

Quelques questions sur la relation entre capitaux propres et création de valeur.

Par Dominique Jacquet

 

Les vidéos de ce mois posent, chacune à leur manière, une question sur la relation entre capitaux propres et création de valeur.

 

Il est proprement stupéfiant d’observer que 99,5% des droits de vote de Snap Inc. sont concentrés dans les mains des fondateurs qui ne possèdent qu’un peu plus de 20% des titres. On comprend bien leur motivation. Ce qui est plus difficile à appréhender, c’est la docilité des apporteurs en capitaux qui ont accepté d’oublier ce principe un peu fondateur du capitalisme actionnarial : une action, un droit de vote. Alors, on va évoquer le fait que les marchés sont « trop » liquides et que les créateurs d’entreprises sont en position de force lors des levées de fonds et imposent leurs conditions. C’est un peu rapide.

 

En fait, il y a des périodes de « hot issues » et des périodes de « cold issues ». Pendant les premières, il peut se passer un peu n’importe quoi, les investisseurs « rationnels » s’empressant de continuer à danser tant que la musique joue. Ceci conduit fréquemment à des périodes de surévaluations significatives, voire de bulles spéculatives qui ne manquent pas d’éclater. Après l’explosion, suit une période de dégrisement et une timidité à apporter des fonds qui est aussi dommageable que la surexcitation précédente. Alors, en managers rationnels, les fondateurs et autres « startuppers » guettent avec attention et, parfois, cynisme les moments propices et les mots et concepts qui plaisent. C’est le règne (provisoire) de Powerpoint et de la punch line.

 

Comme Facebook s’était approprié Instagram et WhatsApp, Snap a trouvé un terrain favorable et des investisseurs (prestigieux, au demeurant !) en quête de réseaux sociaux pour profiter de l’éclosion rapide de ce secteur particulièrement prometteur. Les conditions ont été fixées par les vendeurs, et le « G » de ESG s’en est trouvé passablement malmené…

 

La mise en bourse de l’aéroport d’Athènes relève d’un raisonnement plus complexe parce que relevant de la dynamique des systèmes. Ce qui conduit à privatiser un aéroport, c’est souvent un manque de ressources financières. A l’origine, un partenariat Public-Privé, donc une interaction confrontant des fonctions d’utilité assez différentes. L’histoire du Financement de Projet est remplie de réalisations remarquables qui n’auraient pas vu le jour sans qu’une alchimie se construise autour d’un projet réunissant des intérêts très divers, mais complémentaires et satisfaits de la relation contractuelle qui les réunit. Je ne peux que vous conseiller la lecture de l’excellent ouvrage de Michel Lyonnet du Moutier qui fait profiter le lecteur de sa vaste expérience professionnelle et d’une profonde réflexion théorique et académique[1]. Les bonnes intentions des parties prenantes et leurs compétences professionnelles ne sont pas mises en doute, mais il reste que la propriété du capital est une question de première importance : privatiser un aéroport conduit sa direction à demander aux compagnies aériennes de rémunérer les capitaux investis à hauteur d’un coût du capital que l’on peut estimer voisin de 7% en fonction du niveau actuel des taux d’intérêts. Si ce même actif reste dans le domaine public, la rémunération exigée par l’État sera moindre, par exemple 3% car la dette souveraine est en compétition avec ce que les investisseurs appellent le taux « sans risque », alors que les actionnaires ont pour référence le marché financier avec des taux de rendement largement supérieurs.

 

Tout ceci ne serait qu’une discussion d’experts si la réalité du développement économique territorial n’était pas un enjeu de première importance. Augmenter le coût du transport a un impact négatif sur la compétitivité locale, ce qui interpelle ce même État qui privatise pour récupérer des ressources financières et limiter son endettement. Il y a donc, dans cette question, un conflit d’objectifs particulièrement délicat à résoudre. Là encore, nous allons mobiliser l’ESG, mais plutôt du côté du « S ». La double matérialité est apparue dans sa complexité avec le souhait de rendre l’entreprise comptable de l’impact sur son environnement. Il ne s’agit plus d’identifier comment l’extérieur peut fortement impacter la firme, mais aussi comment cette dernière crée ou détruit de la valeur par la création d’externalités souvent significatives et difficiles à identifier et quantifier.

 

Dans le cas d’infrastructures de transport, la double matérialité est d’autant plus intéressante à analyser que l’acteur principal de la décision, la puissance publique, va décider de quel côté va pencher la matérialité. Aucun système n’est parfait, mais une réflexion systémique s’impose.

 

Rappelons qu’Adam Smith dans la Richesse des Nations (1776) estimait que l’État était, au-delà du régalien, en charge de l’éducation, de la santé et des infrastructures. On cite souvent la fameuse « main invisible » pour légitimer le laisser-faire incontrôlé sans rappeler cet aspect critique de la pensée d’Adam Smith et, au passage, son inquiétude face à la montée en puissances des grandes corporations. 250 ans, pas une ride.

 

 

[1] Financement de projet et partenariats public-privé, 2023