Conflit, Coopération et Valeur
Regard sur les finances actuelles à travers la théorie des jeux
Par Dominique Jacquet
Nous devons à John Von Neumann et Oskar Morgenstern le démarrage d’une aventure intellectuelle spectaculaire, la Théorie des Jeux.
Cette approche révolutionnaire de la prise de décision a été initiée au moment où se constituait un ordre économique et monétaire plus ou moins mondial, Bretton Woods.
Malmené par Nixon au début des années 70s, cet ordre est menacé de disparaître en raison de la guerre commerciale que nous observons aujourd’hui.
Les créateurs de la théorie distinguaient les jeux coopératifs des jeux non-coopératifs.
Dans les premiers, les joueurs peuvent se concerter avant la décision et établir un fonctionnement coopératif pour le meilleur de leur relation.
Le jeu non-coopératif se concentre sur la décision d’un acteur individuel qui souhaite maximiser sa fonction d’utilité en fonction de ce qu’il sait ou non de la réaction prévisible de l’ « adversaire ». L’exemple le plus connu (et étudié) est le dilemme du prisonnier qui montre que, en l’absence de coopération, la trahison du partenaire est la seule stratégie « rationnelle » (et dominante). Par contre, si les deux complices décidaient dans un contexte coopératif, ils s’en tireraient à meilleur compte.
Sans généraliser ce résultat, il semble intuitif que la coopération permet de considérer des issues à utilité plus élevée que celles suggérées par le choix strictement individuel.
Depuis sa création, la Théorie des Jeux a prospéré dans le monde du non-coopératif avec quelques réussites intellectuelles remarquables comme la démonstration, par Schelling, que la dissuasion nucléaire n’est efficace que dans le cas où l’intensité des représailles est inconnue… L’approfondissement de l’avantage né de la coopération est resté en arrière, peut-être parce qu’elle est plus difficile à modéliser ou plus éloignée du contexte culturel centré sur l’individu par rapport au collectif.
La Théorie de l’Agence, qui se fonde sur le conflit entre des managers qui ne recherchent que leur intérêt personnel et des actionnaires qui souhaitent les contrôler, s’inspire fortement du jeu non-coopératif.
Le traitement comptable en charges d’exploitation (et non pas en investissement) des rémunérations en actions et options (Stock-Based Compensation, SBC), alors que ce processus rapproche les intérêts des employés clés et des actionnaires, montre bien la volonté de valider ce conflit entre marchés de capitaux et entreprises. Or, ces deux mondes se nourrissent l’un de l’autre, les premiers étant à la recherche du meilleur projet à financer, les secondes ayant besoin de liquidités pour financer leurs ambitions industrielles.
Le métier de la « relation investisseurs », né de la dérégulation des années 80s et de la nécessité de compléter les informations fournies par auditeurs externes, agences de notation et analystes financiers, a permis de renforcer le lien coopératif entre les firmes et les investisseurs.
Des académiques, tels que Axelrod, avaient montré que la coopération peut se construire à partir d’une sorte de « non-coopération répétitive » avec le concept de donnant – donnant et la maximisation de l’utilité individuelle qui lui était associé.
La disparition du peu de coopération qui subsistait encore va se traduire par un accroissement du risque perçu et des coûts de contrôles entre les différents acteurs. Tout ceci contribue à une destruction de valeur que l’on perçoit bien dans les propos des économistes : inquiétude marquée sur la croissance future.
Or, la prime de risque du marché des actions que nous utilisons en finance pour calculer le coût du capital est fondée sur la différence (future) entre la rentabilité « actions » et le taux d’intérêt de l’actif sans risque. Les entreprises présentes sur le marché croissent plus vite et créent plus de valeur pour leurs clients, mais elles ont besoin de capitaux ce qui justifie leur cotation. Une réduction des perspectives de croissance, donc de la rentabilité du marché des actions, combinée à une possible augmentation des taux suscitée par l’incertitude peut se traduire par une réduction de la prime de risque du marché des actions : le risque sera moins rémunéré dans le futur qu’il ne l’était dans le passé. On pourrait en déduire que le coût du financement de l’entreprise s’en trouvera réduit, ce qui serait une bonne nouvelle. Mais, malheureusement, les perspectives économiques de leurs investissements baisseront, ce qui entrainera une réduction de la création de valeur. Or, qui profite de cette création de valeur ? Entre autres, toutes les personnes qui investissent au jour le jour une partie de leur rémunération en vue de constituer un capital-retraite.
La perte de coopération nous entraine, donc, de manière « mécaniste », à une destruction de valeur au moment où l’approche collective est, non seulement utile pour les acteurs économiques, mais nécessaire pour optimiser les ressources de la planète.
Bravo… !