Faut-il encore enseigner la méthode DCF ?
La difficulté d’évaluer des sociétés dont le modèle est « disruptif »
Par Dominique Jacquet
La mise en bourse d’Airbnb n’a pas manqué d’attirer l’attention sur la difficulté d’évaluer des sociétés dont le modèle est « disruptif » : pas de comparables pour calculer des multiples et une prévision de cash-flows un peu délicate…
Rappelons que la méthode dite DCF consiste à actualiser une grande quantité de free cash-flows (souvent une infinité, valeur terminale incluse) à un taux d’actualisation appelé CMPC qui traduit la rentabilité offerte par les marchés pour la même catégorie de risque.
Quand le business est nouveau, le risque est difficile à évaluer, et tout professionnel sait combien l’estimation du risque systématique et de son évolution dans le temps relève d’un raisonnement économique souvent subjectif.
Restent les free cash-flows dont la formule fait apparaître pour l’essentiel l’EBITDA au crédit et les investissements industriels (les fameux « Capex ») au débit, auxquels s’ajoutent d’autres éléments plus techniques tels que la variation de BFR et l’impôt.
Concentrons-nous sur EBITDA et Capex.
Airbnb a généré un EBITDA négatif de 230 millions de dollars sur les 9 premiers mois de 2020 et investi (Capex) 30 millions de dollars. Il est évident que 2020 est une année « particulière », or la firme annonce un EBITDA pratiquement à l’équilibre en 2019 mais des Capex de l’ordre de 100 millions de dollars. Afin de justifier un prix d’introduction en Bourse dans une tranche de $50-$60 qui valorise la firme à hauteur de 40 milliards de dollars, il faut introduire des hypothèses particulièrement optimistes en termes de dépassement de point mort et de croissance.
Le marché a été encore beaucoup plus optimiste que les banques introductrices car le cours de clôture du premier jour de cotation a dépassé de 113% le prix proposé, en définitive $68…
Et ce n’était pas un « accident » car la mise en bourse de DoorDash avait connu la veille le même destin voyant son premier cours de clôture dépasser de 86% le prix d’introduction…
Faut-il renvoyer les évaluateurs à l’école ? Ou changer de méthode ?
Revenons à la base… Un investisseur accepte de prendre un risque sur la base d’une attente de rémunération. Celle-ci provient du dividende (qui attendra un peu, ces firmes ne dégagent que des pertes…) et de l’augmentation de valeur de l’action. Partant de ce principe et en ajoutant que la valeur de tout actif est égale au prix qu’un investisseur est prêt à payer, les acheteurs anticipent un accroissement significatif de la performance permettant de convaincre un autre investisseur un peu plus tard, etc.
Tout ceci fonctionne lorsque l’analyse est pertinente et que le marché ne connaît pas de crise brutale. Or, dans une période qui se caractérise par une augmentation de la fréquence des phénomènes extrêmes, il est possible (probable ?) qu’un événement brutal perturbe cette belle mécanique et, en attendant que la machine redémarre, il faudra survivre…
Une société entre en bourse pour valoriser l’investissement de ses actionnaires et lever des ressources complémentaires afin de financer ses ambitions industrielles. Elle lève des fonds, puis les consomme, puis revient sur le marché si elle n’a pas encore atteint l’équilibre de trésorerie. Alors, si le marché est déclaré « absent », elle ne peut plus compter que ses propres forces, c’est-à-dire son free cash-flow, donc son EBITDA net de Capex.
Si la méthode qui consiste à actualiser les free cash-flows au CMPC est difficile à mettre en œuvre car elle donne des résultats très dispersés, le concept de free cash-flow lui-même est très puissant et doit être enseigné à l’école, car il exprime la situation la plus enviable pour une entreprise, la liquidité disponible, donc la survie.